...........................Décompte : J - 224j
Les livres n’en parlent pas, mais je me souviens avec une précision sûre que c’est à partir de ce moment-là que j’ai entendu les mots d’une autre rumeur, peu à peu monter dans la paranoïa, la colère, et même l’hystérie. Bientôt, le coup de poing du Puy-de-Dôme ne fut plus seulement celui d’un fanatique à un cycliste. Ce devint surtout celui, obsessionnel et cyclopéen, donné par le Français moyen au Belge volant. Du jour au lendemain, d’anciennes blessures d’enfant mal aimé se réveillèrent. Le Belge volant se retrouva clopin-clopant. Et au café du commerce bruxellois, durant des années, on n’entendit plus résonner, à intervalles réguliers, que la sale complainte du coup de poing dans le ventre. Ainsi, entre le Belge et le Français, il en irait comme d’une bonne vieille guéguerre incestueuse.
Je me souviens que, loin de s’apaiser, les passions s’exacerbèrent un petit peu plus à la fin des années 70. Le grand frère français se mit à prendre de haut ce petit indigné, subitement en quête de respectabilité.
Sous l’ère des Grosses Têtes, et de Coluche, déguisé en saint patron des Français moyens, les blagues belges, créées à la fin du XIXe siècle par les ouvriers du nord de la France pour stigmatiser les immigrés belges, deviennent alors le dernier cri. Le Belge y est décrit comme un être lourdaud et grotesque. Sa bêtise congénitale est si illimitée qu’elle touche quelquefois à une forme de génie, qui eût inspiré cette tête de linotte de professeur Tournesol ou ce serial loser de Gaston Lagaffe. Le Belge ? C’est, au fond, le pionnier de tous les François Pignon du monde. Au petit jeu mondain des dîners de cons, le con c’est lui. Mais, on le sait avec Pignon : le génie du con, c’est de renvoyer au petit malin le miroir de sa propre vanité. Aux centaines de blagues belges qui font la démonstration inlassable de sa bêtise, le Belge ne répondra, piqué mais piquant, que par une seule plaisanterie : après tout, si les Français raffolent tellement des blagues belges, n’est-ce pas parce que ce sont les seules qu’ils sont à même de comprendre ?
Je me souviens qu’à la mort de Baudouin, le 31 juillet 1993 en Espagne, Georges Wolinski titra, dessin à l’appui : « Le roi des cons est mort. [1] »
Je me souviens de la cavale de Marc Dutroux, le 24 avril 1998. Jusqu’à cette date, le pédophile était l’homme le plus surveillé du pays. Je me souviens de son évasion, digne des aventures de Quick et Flupke. Le monstre de Marcinelle, escorté par les Dupont et Dupond de la gendarmerie, faussait gentiment compagnie aux forces de l’ordre belge, gambadant dans les rues de Neufchâteau, avant de se faire intercepter, tranquillement, par un brave garde forestier des Ardennes, qui le reconnaît, le met en joue et le ramène benoîtement au poste. L’histoire belge fait alors le tour du monde, et, à la fin de l’année, la gendarmerie belge se voit méritoirement décorée par Time Magazine, qui pointe du doigt son rocambolesque dysfonctionnement.
Je me souviens que, durant de nombreuses années, j’ai fait la navette entre Bruxelles et Paris. J’ai entendu, cent fois plutôt qu’une, des Français me rappeler mes origines belges en me harcelant de blagues locales. Mais je me souviens aussi que, de retour en Belgique, dès que le sujet français revenait sur la table (c’est-à dire assez souvent), les rancœurs de mes compatriotes devenaient toujours plus vives. On médisait sur les séances d’autoglorification de ce paon de voisin. On trinquait au premier de ses faux pas. On arrosait en somme les plaies d’un vieux complexe.
Et je me souviens m’être dit qu’un jour ou l’autre il faudrait penser à coucher le Belge sur le divan d’un psychanalyste.