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13 décembre 2006 : la Belgique meurt, puis ressuscite dans la nuit.

Pays imaginaire, la Belgique meurt dans la soirée du 13 décembre 2006. Pour mieux renaître, plus rocambolesque que jamais, dans les heures qui suivent. C’est un programme télévisé de politique-fiction qui va, fortement inspirée par Orson Welles et sa célèbre
Guerre des mondes, déclenchée en 1939 via un programme radiophonique, mettre la Belgique dans tous ses états. Au lendemain de cette soirée fatidique, les images de cet incroyable canular font le tour du monde. Rappel des faits. À 20h20, les programmes traditionnels de la
RTBF sont brutalement interrompus. Le générique du journal télévisé est lancé. En prélude à ce qui apparaît comme une édition spéciale, le présentateur du journal [1] justifie sur un ton extrêmement grave et péremptoire l’interruption des programmes : « Le Parlement flamand va proclamer unilatéralement son indépendance ; vous l’avez compris, le moment est important. En clair, la Belgique en tant que telle n’existe plus. »

Olivier Swenne


Coup de tonnerre ! Et pas le temps de décrypter l’information. Car immédiatement, les (faux) reportages s’enchaînent les uns derrière les autres. La Grand-Place d’Anvers est en liesse. Les drapeaux jaune et noir flottent devant le Parlement flamand. Les tramways de la capitale qui roulent vers la périphérie flamande sont sommés de s’arrêter à un check-point improvisé, qui contraint les usagers à descendre. Des politiques (dont le leader du parti d’extrême droite flamand, ravi !) commentent l’événement en direct. Une pagaille indescriptible a lieu près de l’aéroport de Zaventem. On apprend que l’OTAN et la Commission européenne envisageraient, en cas de prolongation de la crise, un déménagement vers un pays plus clément ; en attendant, les deux administrations seraient sécurisées par d’impressionnants Robocop. Les ministres du gouvernement bruxellois tiendraient une réunion secrète dans la dixième sphère… souterraine de l’Atomium. L’aéroport de Liège interdirait les vols vers Bruxelles, afin d’éviter les problèmes d’immigration. Les navetteurs de la périphérie bruxelloise seraient invités à présenter leurs cartes d’identité dès que leur train passe la nouvelle frontière virtuelle (c’est-à-dire souvent). Au
Pays basque, en Catalogne ou en Corse, on signalerait des manifestations de joie spontanées. « L’indépendance de la Flandre est un exemple à suivre », déclare face à la caméra le parlementaire européen catalan Joan Bernat i Mari. Et, cerise sur le gâteau, le présentateur du JT affirme que le roi Albert II aurait fui le pays pour s’exiler… au Congo. Une aumône demandée par le roi des
Belges à l’ancienne colonie : « La surprise des Congolais est totale », commente à chaud l’envoyée spéciale de la RTBF à Kinshasa.

Tout s’emballe, et va si vite que durant une trentaine de minutes la plupart des téléspectateurs (89 % exactement [2]) tombent dans le panneau. Les standards téléphoniques de la RTBF, mais aussi des grandes rédactions francophones du pays sont pris d’assaut. L’émotion est
incalculable..

Jusqu’au moment où la RTBF, elle-même dépassée par le scénario de fiction qu’elle a pris deux ans à mettre en place, décide d’apaiser les esprits, en annonçant par la voix du présentateur que « vous l’avez compris, nous sommes en pleine fiction ».

Mais l’affaire n’en reste pas là. Dans les minutes qui suivent, le chaos est indescriptible. Et les présidents de partis politiques, qui surfent sur la vague émotionnelle, se fendent tous de déclarations condamnant, avec une violence rare, l’émission de docu-fiction de la RTBF. Le cabinet du Premier ministre Guy Verhofstadt stigmatise l’irresponsabilité de ce « très mauvais Orson Welles ». Le vice-Premier ministre et président des libéraux francophones, Didier Reynders, évoque une initiative injurieuse, et exige que des têtes tombent au plus haut niveau (il vise le patron de la RTBF, Jean-Paul Philippot, et la ministre socialiste de l’Audiovisuel, Fadila Laanan). Le président du parti socialiste, Elio Di Rupo, estime « qu’à un moment où notre pays est secoué par des volontés séparatistes, il est irresponsable et incivique de faire croire aux téléspectateurs que les Flamands ont unilatéralement voté leur indépendance [3] ». Même son de cloche pour Isabelle Durant, présidente du parti écologiste, qui s’avoue estomaquée. À l’issue d’un sommet européen à Bruxelles, Jacques Chirac refusera tout commentaire sur ce qu’il définit toutefois comme étant « un canular de mauvais goût ». Jean-Claude Juncker, le Premier ministre luxembourgeois, ira plus loin. Selon lui, « la Belgique a été ridiculisée », et ce document « a définitivement terni son image ».

Indignation, jubilation. Faux et vrais témoins réagissent au cours de l’émission. La chanteuse Axelle Red est au bord du désespoir : « Nous sommes déjà tellement petits. Il ne restera plus rien… » L’humoriste Philippe Geluck reste philosophe, « c’était attendu… », et un brin caustique, « au lieu de rattacher la Wallonie à la France, on va rattacher la France à la Wallonie ».
Jean-Luc Fonck [4], chanteur et artiste plein d’humour : « À propos de Bruxelles, on deviendra une sorte de Monaco, avec notre propre circuit automobile. […] Quand tu penses que la mer du Nord va devenir la côte flamande, c’est triste ! »

Le sénateur flamand Jean-Marie Dedecker est aux anges : « C’est un grand jour. Nous voilà enfin débarrassés des Saxe-Cobourg [5]. » Un nationaliste flamand, quelque peu raciste : « Elle est bien finie, l’assistance économique wallonne. » Un nationaliste wallon lui répond en écho : « Nous n’avons jamais dit que les Flamands étaient une race inférieure. Or, eux le font. Parce que la Flandre est dirigée par des SS, nous sommes des personnes bonnes à jeter, bonnes pour la crémation. » Alain Gerlache, à l’époque directeur de la télévision à la RTBF : « Pour beaucoup de Flamands, la Wallonie ressemble davantage à une ex-République soviétique corrompue qu’à un État démocratique européen. » L’industriel Philippe Bodson [6] n’en pense pas moins : « Maintenir l’état de la Belgique sous perfusion sous prétexte que les Wallons auraient besoin de l’argent des Flamands est assez minable. » Et puis enfin, les réactions de citoyens déclarant : « Vraiment n’importe quoi, ce pays » ; « On vit dans combien de pays !? » ; « Demain, il faudra un vaccin pour aller à la mer ? »

[1François De Brigode a été mis à mal par une partie de la profession au lendemain du « coup médiatique ». Avant d’être réhabilité – et parfois même plébiscité – une fois la digestion consommée.

[2Pour Michaël Stabenow, correspondant à Bruxelles de la Frankfürter Allgemeine Zeitung, « cela démontre que cette discussion sur la division de la Belgique en plusieurs entités distinctes n’est pas tout à fait irréaliste. Et que le débat est tout à fait d’actualité » (La Libre Belgique, 15 décembre 2006).

[3Il opérera un spectaculaire virage à 90 degrés dans les jours suivants, en reconnaissant à ce docu-fiction de nombreuses qualités. Pur opportunisme politique, selon ses détracteurs.

[4Il reviendra, dans La Libre Match (Paris Match Belgique) du 22 février 2007, sur l’absurdité de la fin du pays, et sur l’hypothèse catastrophique d’un rattachement à la France, qui n’en ferait tout au plus que son dernier département.

[5La famille royale belge descend du prince allemand Léopold de Saxe-Cobourg-Gotha.

[6Cet homme très influent fut à la tête de la branche énergétique (Tractebel) de la Société générale de Belgique.