Les enfants de la dalle.
Architecte et paysagiste (le tout fait-il un urbaniste ?) disputent dans ces colonnes de la dalle du Parlement européen — on dit le « mail » en langage de promoteur. Ce quartier Léopold — passé en un bon siècle du fait du prince au caprice des dieux — est envahi, on le sait, d’un aplat rectiligne qu’aucune sorte de relief ou d’accident ne vient déranger : il s’agit d’une esplanade recouvrant les mânes d’une gare dont les quais mènent toujours en Ardenne et, plus loin, vers l’Allemagne, la Suisse, vers le centre ou l’orient européen. Cette dalle fait débat. André Wirtz voudrait y planter des arbres pour verdir le cœur sec de l’Europe. André Jacqmain y écoute la symphonie du vide minéral et se pose la question : faut-il vraiment quelque chose plutôt que rien ? Ce rien dallé (que dalle, quoi) est le chemin qu’empruntent députés et fonctionnaires qui vont d’un pas assuré voter des recommandations et proposer des lois. On peut, je le fais, y lire une certaine image de l’Europe.
Dans quelques semaines, de nouveaux arrivants — Lettons, Slovaques, Polonais, Hongrois, etc…— arpenteront cette dalle et prendront sans doute cet urbanisme pour un hommage de la vertu au vice. La place Tien an Men est somptueusement vide, l’esplanade du Palais de Ceausescu est superbement vide, ce vide est un vide édifiant, il ser(vai)t à béatifier les régimes populaires. Les dictatures ont eu, de tout temps, besoin d’espaces autorisant les plébiscites. Une fois la vie revenue, cependant, on ne sait plus trop bien quoi faire de ces vides merveilleux, déjà rendus à leur étrange nostalgie. Aussi bien, les Tchèques, les Estoniens ou les Lituaniens y retrouveront-ils quelque chose d’un passé récent, insuffisamment enfoui, encore apparent : cette légèreté vantée par André Jacqmain vibrera alors fort vite d’une très certaine pesanteur.
Je suis moi-même, de temps à autre, un passant ordinaire de la dalle. Je (la) marche vite, cependant. Les semelles de mes chaussures savent intuitivement que mes pas ne me ramènent pas à la maison mais m’en éloignent. Il y a quelques années, nous faisions le rêve commun d’une maison commune. Un rêve étoilé. On voulait faire place, se serrer un peu. L’idée que nous nous faisions de notre logis ressemblait cependant plus aux architectures vernaculaires des corons de Wallonie : un corps de maison auquel nous ajouterions des membres et de bouts par besoin, par modestie, par noblesse aussi : nous ne sommes pas du genre à abriter nos rêves dans des palais. Il faut bien bricoler un peu et, après tout, nos aïeux européens ont su construire du gothique sur du roman, par exemple.
André Wirtz nous apprend que son souci d’arbres et de bancs publics est handicapé du fait que 93% de la dalle ne supportent pas le poids des plantations : on sourit à l’idée que, contrairement à ce qui est dit fort communément, ce n’est pas la nature qui a horreur du vide mais le vide qui a horreur de la nature. On ne peut décidément rien planter sur cette dalle. Et il reste tout de même curieux de remarquer qu’à l’heure de l’élargissement, il soit impossible aussi d’enraciner. La dalle comme parabole européenne : c’est peut-être bien ainsi, en effet, qu’il nous faudrait la regarder. Car elle n’est pas qu’architecture ou urbanisme : elle est aussi position politique. Elle dit comment l’Europe souhaite qu’on la voie. De loin, avec déférence et de bas en haut.
Avant d’être le théâtre du rêve européen, ce quartier fut aussi celui d’un autre rêve, léopoldien pour le coup, qui entendait là loger les artistes. Avant qu’elles furent détruites pour faire place au vide, on voyait le ciel au travers des verrières, et les nuages, ces merveilleux nuages. Si l’Europe voulait accepter sa mémoire, si elle ne la refoulait pas sous du béton couché, elle se souviendrait qu’elle a bâti là où l’on peignait, où l’on sculptait, où l’on polissait. Elle se dirait aussi que l’habitant, le résidant, le gars du coin, a droit au même respect— exactement au même — que celui que l’on doit à qui vient de loin. Dans ce quartier, il se trouve encore des artistes qui font le rêve d’une conciliation avec l’Europe et sa dalle : leurs œuvres sont plus légères que des arbres, leur souci n’est pas de remplir mais d’habiter. Hubert Meeze et sa forêt européenne des citoyens sont de ceux-là. Mais on ne veut rien sur cette dalle, ni art, ni arbre, ni bistrot. On ne veut qu’une antichambre muette ouvrant sur le feutré des bureaux. Oui mais, est-ce que ça ennuierait quelqu’un, finalement, que cette dalle se prolonge d’Ixelles à Talinn ? Je veux dire : que ce « mail » ne soit plus seulement cette sorte de cordon sanitaire indigne mais un improbable trottoir qui conduirait le piéton d’Europe vers la Vistule, le Danube, le Douro ou la Durance ? Peut-être alors deviendrions-nous tous, enfin, Européens locaux comme élargis, des « enfants de la dalle ». Et irions-nous gaiement fouiller sous le béton à la recherche du trésor qu’ont dû sûrement y déposer en secret Robert Schuman et Jean Monnet…
Paul Hermant - 27/02/2004