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Mon pays, c’est ma langue, hurle l’artiste belge. Qui crache du coup sur ses origines.
Entre le Belge et son pays, plus qu’un différend. Qui se mue souvent en haine sourde, lointaine et multiforme, lorsque l’artiste entre en scène. Dans la foulée de Baudelaire, Victor Hugo passe régulièrement par la Belgique. Près de quatre ans, au terme desquels
il écrit, caustique : « La gloire de la Belgique, c’est d’être un asile. Ne lui ôtez pas cette gloire. » Un asile où s’arrêtent d’autres poètes maudits. Verlaine et Rimbaud viennent y consommer leurs amours clandestines. Cela se terminera dans un bain de sang.
Ignoré sur ses terres, Maurice Maeterlinck [2] les fuit en 1897. Michel de Ghelderode [3], grand écrivain francophone mais rageusement attaché à ses origines flamandes, couvre son pays d’injures, en le traitant de « sous-produit d’infinis concubinages des peuples ». Tout comme le poète Henri Michaux qui crachera abondamment sur ces piètres racines et se fera naturaliser français. Et Brel, n’en déplaise aux gardiens de son mausolée, n’est pas plus tendre… même s’il y met l’affectif et les contradictions en plus. Georges Simenon a fini en Suisse. Justine Henin vit à Monaco. Jean-Claude Pirotte [4] est « exilé » en France. Et même la plus belgicaine des
Belges, Annie Cordy, vit son amour sacré de la patrie en... région parisienne.
Les artistes et intellectuels aiment à humilier, et parfois même à brutaliser cette mère patrie qui tient plus de la faible marâtre. Dans La Belgique malgré tout [5], le sociologue Claude Javeau confesse : « Tout ce qui est belge me sera toujours forcément étranger. »
Pour le poète Jean-Louis Crousse [6], la Belgique est « un enclos, un tout petit canton du monde », où « j’étouffe, parfois, comme par une sorte de claustrophobie. La langue française, partout où elle se parle, est ma patrie, mon berceau ». Pas étonnant, dans ce contexte, que les Belges des lettres aient un solide problème à régler avec leurs racines.
Pour l’écrivain Jef Geeraerts, cité par Anne Morelli [7], la Belgique est un non-lieu : « Pas une nation, mais une maladie qui dure depuis plus de 150 ans, un amalgame artificiel de deux communautés qui ne demanderaient pas mieux que de se trancher la gorge. »
Pour l’artifice et le non-lieu, d’accord. Pour le sang versé, sûrement pas. Car le Belge n’adore rien tant que de transformer la haine de soi et l’autoflagellation en autodérision. Marc Moulin, jazzman, compositeur (pour Alain Chamfort et Lio, entre autres), homme de théâtre et humoriste, fait partie de cette génération d’artistes qui brocardent leur pays avec une tendre cruauté. « Le
Belge ne se prend pas au sérieux, confiait-il au Monde en mai 1987, parce que c’est l’un des seuls pays au monde où les gens sont contre leur pays. En Belgique, c’est probablement parce qu’il y a deux communautés adverses, et donc pour un Belge, aimer les Belges, ça risquerait de devoir aussi aimer les autres Belges. » Cela n’a jamais été aussi vrai.